Histoire
J'ai quatorze ans et c'est mon anniversaire. Je suis dans une barque au beau milieu d'un étang. Le soleil n'est pas très haut, nous avons regardé son levé. Il fait frais, mais pas froid. Nous nous sentons bien. Allongés côte à côte, nous cherchons les dernières étoiles qui se meurent dans l'aurore. Je sens son parfum boisé. Il me suit depuis mon enfance, mais son effet n'en dépérit pas. Il me donne des frissons, me retourne le ventre. C'est agréable. Je sens mon cœur battre si fort qu'il cogne le bois contre lequel je suis allongé. J'aimerais l'embrasser mais je n'ose pas bouger. Nous nous sentons si bien. J'ai sa main dans ma main, sa jambe sur ma jambe, sa tête contre ma tête. Nous entendons le chant des oiseaux nous envelopper. Ci et là les clapotis des poissons nous rappellent à la réalité.
- Eh... souffla-t-elle enfin, de son timbre doux. Tu voudras vivre où, plus tard ?
- Je sais pas... J'y ai jamais réfléchi. Tu as une idée ?
- Pas ici en tout cas !
- Définitivement pas ici, enchéris-je en hochant la tête.
- Tant qu'on a une barque...
- On ?
- Bah je... Oui... Quoi ? Je ne devrais pas... ?
- Si ! Bien sûr que si ! C'est juste que... c'est la première fois qu'on parle de nous...
- Ça te fait peur ?
- Non... Quand tu es là, tu sais bien que j'ai peur de rien ! Je suis capable de tout !
- Même manger des insectes ?
- Même manger des insectes !
Quelques rires, et un nouveau silence. Je tourne le visage. Elle me regarde déjà. Nous nous perdons l'un dans l'autre. Nos lèvres ne sont séparées que de quelques centimètres. Je sens son souffle. Elle respire fort, elle aussi. Son sourire est radieux.
- Tu es belle, dis-je bêtement.
- Oh, tu me dragues maintenant ? me taquine-t-elle alors.
- On va souvent te le dire alors... je voulais que tu te souviennes que j'ai été le premier.
- A me le dire ? Pas sûre...
- A le penser alors. Et à l'avoir vu.
- Pourquoi tu me dis ça aujourd'hui ? reprend-elle d'un regard attendri.
- Je sais pas... Je n'ai jamais pris le temps de te le dire.
- Si... tu me l'as déjà dit...
- Ah oui ? Quand ?
- Tous les jours... dès que tu me regardes... T'inquiète pas, andouille ! Tu es le premier. Et le dernier. Tu es le seul.
- Qu'est-ce que je te dis d'autre, tous les jours ?
- Que tu veux être avec moi, le plus longtemps possible... Que les autres ne comptent plus quand je suis là... Que tu m'aimes... Que je t'aime...
- Oui...
- C'est un sans faute ?
- Un sans faute... conclus-je d'un sourire admiratif.
Enfin, nous nous embrassons. Ses lèvres sont d'une douceur infinie. Elle y glisse tous les mots qu'elle veut encore me dire et qu'elle n'a pas pu formuler. Je détache ma main de la sienne et caresse ses cheveux d'or, illuminés par la lumière matinale qui s'y reflète. Ses doigts se pose sur ma joue. Nous resterons dans cette barque toute la matinée. Le reste du monde s'est éteint. Contentons-nous de nous aimer. C'est la première fois que nous sommes si proches. Mais tout est si naturel. Comme si nous devions être ensemble.
J'ai quatorze ans et c'est mon anniversaire. Je vis le plus beau jour de ma vie.
Dans la vie de chaque être humain, il y a un avant et un après. Un avant et un après quoi, me demandez-vous. L'instant le plus important de votre vie. Celui qui ne se contente pas de vous marquer, mais qui vous possède et ne vous quitte plus. La plus belle ou la plus tragique scène que vous vivrez de toute votre existence.
Vous connaissez maintenant la mienne.
Comment en arriver là ? Je pourrais vous raconter le voyage des parents de mon père depuis l'Inde jusqu'au fin fond de la Lozère en passant par la Turquie, et la naissance de leur garçon à l'arrière d'un camion en pleine frontière italienne. Je pourrais vous raconter l'histoire de mon père et de ma mère, qui ont grandi ensemble, dans le même village. Deux familles de sorciers. Des paysans sans argent. Des enfants sans école. C'est ma grand-mère française qui s'est occupée de leur éducation. Je pourrais vous raconter la mort des parents de mon père alors que celui-ci n'était encore qu'un jeune adolescent, et les difficultés traversées par la famille de ma mère pour le garder sous leur tutelle. Je pourrais vous raconter leur belle histoire d'amour, leur mariage, ma naissance... mais tout cela, je ne le ferai pas.
Il n'y a qu'une histoire qui importe. La nôtre. L'avant et l'après.
L'avant, c'est le même schéma. Deux familles qui se soutiennent. Ma grand-mère nous apprend ce que tout sorcier doit apprendre. A sa mort, ma mère prend la relève. Mais en pleine campagne, nous vivons libres. Le travail est un jeu. Les corvées sont un jeu. Les jeux sont un jeu. Nous ne nous séparons que pour manger et dormir. Nous explorons et voyageons. Nous découvrons les animaux. Nous les étudions. Nous les aimons.
J'ai neuf ans. Nous sommes allongés dans l'herbe, entre nos deux maisons. Les vaches sont enfin à l'étable. Nous regardons les nuages et discutons de leurs formes. Nous nous chatouillons et bataillons gentiment lorsque nous ne sommes pas d'accord. Puis elle s'arrête et me pose quelque chose sur le ventre. C'est un bâton. Il est grossièrement taillé. Je souris tout de même, touché par ce cadeau. Chaque geste de sa part est un présent inestimable pour l'enfant que je suis. Nous sommes si isolés... nous n'avons que nous.
- Une baguette ?
- Une baguette magique ! C'est moi qui l'ai fait...
- Elle est super belle ! Mais pourquoi une baguette ?
- T'as pas lu Harry Potter à l'école des sorciers ? Ils ont tous des baguettes dedans !
- Tu sais ce que je vais faire avec ?
- Bah... de la magie ?
- Oui, mais je l'utiliserai surtout pour te protéger !
Je me mets à genoux tandis qu'elle reste allongée. J'ai le cœur qui bat la chamade, parce que je ne sais pas comment réagir. J'ai envie de la prendre dans mes bras et de ne plus jamais la lâcher, mais j'ai peur qu'elle me repousse. Nous nous regardons sans rien dire pendant plusieurs secondes. Puis je me penche et lui dépose un baiser sur le front.
- Je la garderai avec moi toute ma vie, promis...
- Et moi aussi ?
- Et toi aussi...
L'après, c'est une vie tracée jusqu'à notre mort. Grandir et quitter la Lozère, comme nous nous l'étions promis. Nous découvrons de nouveaux animaux – des animaux magiques – et les étudions. Il y aussi un mariage, le temps d'une escale entre Bretagne et Normandie. Magnifique dans sa robe, je la photographie en haut de la falaise. L'océan derrière s'étend et le soleil l'enveloppe de son éclat. Puis nous vivons au jour le jour, à l'arrière d'une fourgonnette. Enfin, nous trouvons du travail. Elle élève des animaux, et moi, je les présente aux écoles. Finalement, nous nous installons. Une belle maison. Au cœur des Alpes. C'en est terminé des voyages : l'Inde et la Turquie, l'Islande et l'Écosse, l'Espagne et le Maroc. Désormais nous avançons. Nous pensons à un enfant. A vingt-sept ans, peut-être est-il temps.
Je n'ai pas de vie avec elle. Elle est ma vie toute entière.
Mais cet après ne viendra jamais.
J'ai quatorze ans depuis quelques mois. C'est la nuit et la nouvelle année commence. Nous dormons ensemble, elle et moi. Nous avons souvent partagé le même lit, depuis toujours. Mais ce soir, nous dormons ensemble. Mon bras autour de sa taille, mon visage enfoui dans ses cheveux ondulés. Je me berce de sa profonde respiration et je dessine de mes yeux les courbes de son corps. Je les inscris dans mon esprit. Je m'endors bien plus tard qu'elle.
Au pied du lit, une carte du monde avec des cercles et des parcours tracés au feutre rouge. On y voit l'Islande et l’Écosse entourés, ainsi que l'Inde et la Turquie. Une carte de la France, à côté, trace tout un chemin qui en fait le tour. Nous avons tout planifié. Une aventure toute écrite. Quel magnifique récit cela ferait.
Malheureusement, cette nuit est la nuit de mon Cauchemar.
Je suis sur une table d'opération. La lumière est vacillante et les murs suintent d'une matière poisseuse. Je suis dans un véritable film d'horreur, seul. Je me réveille et vois des câbles électriques tout autour de moi. Je les suis du regard et panique. Mes mains les agrippent fermement et tentent de les arracher. Je hurle, je souffre. Je suis le chemin qu'ils dessinent du bout des doigts. Tous les fils se rejoignent et me traversent la peau au niveau du torse. Ils sont tous connectés à mon cœur. J'alimente les machines environnantes. J'appelle à l'aide, la folie s'empare de moi. La porte s'ouvre avec fracas. Elle entre, veut venir me sauver. Je m'emballe. Les machines explosent. Une à une. Des gerbes d'étincelles. Sa voix me parvient. Elle est lointaine. Elle m'appelle. Puis elle hurle. Je me réveille.
Le soleil d'hiver traverse les interstices des volets de bois. La journée est bien entamée. Je suis en sueur et halète. Elle dort encore à côté de moi. Je m'assois pour tenter de me calmer.
Je ne veux pas la réveiller.
Mon réveil attire mon attention. Il clignote et affiche 3:30. Il y a eu une coupure de courant dans la nuit. Puis mon bras attire mon attention. Il est couvert de tatouages. Des câbles électriques le parcourent. Je les suis du regard et arrive jusqu'au cœur. De nouveau la panique. Le cauchemar. Je gratte frénétiquement, comme si je peux me les arracher. Impossible, évidemment.
Je m'allonge, en larmes, et caresse ses cheveux. J'ai besoin d'elle. Elle sait comment calmer mon cœur, soulager mes peines. Elle ne réagit pas. Je caresse son visage. Il est froid. Je me dresse à nouveau. Je ne peux plus respirer, je me mets à sangloter. Je la bouscule. Elle ne bouge pas. Je l'appelle. Elle ne répond pas. Je la tourne vers moi. Elle ne réagit pas. J'insiste et la secoue. Elle continue de dormir. Je m'effondre à côté d'elle et me recroqueville.
- Non... non non non... S'il te plaît... s'il te plaît...
Je ne peux pas la réveiller.
- Irène ? Me laisse pas...
L'après, c'est une vie de solitude jusqu'à ma mort. Fuir la Lozère pour m'échapper, pour voyager. Je dormais sous les arbres, volais dans les champs. Je n'ai jamais approché aucune ville. Seulement la campagne. Puis j'ai suivi notre chemin, découvert de nouveaux animaux – des animaux magiques. Je les ai étudiés, ai écrit mes recherches. Il n'y eut aucun mariage. Je n'ai approché ni la Bretagne, ni la Normandie. Il n'y eut ni falaise ni robe. Rien de magnifique. Pas une photographie. J'ai vécu au jour le jour, dans un van. Un ancien modèle. Un très ancien modèle. J'ai trouvé du travail ci et là. Dès que j'eus l'âge, j'ai commencé à élever des animaux. Je les vendais, parfois les offrais. Je n'avais besoin de rien, simplement de quoi manger. Ce n'était pas un commerce. C'était un partage. Un héritage à transmettre. Je n'ai pas acheté de maison. J'allais d'écoles de sorciers en écoles, présenter mes recherches et, lorsque j'en possédais, mes animaux. Je n'avais rien de plus. Pas le nom d'une grande famille. Pas un toit où me trouver. Pas une famille à embarquer. Seules ma passion et mes compétences, et que ma confiance en celles-ci. Quelques heures par semaine seulement. Des années durant.
Je regardais le monde avancer, grandir, gonfler. Et je restais à ma place. Incapable de le suivre. Trop dangereux pour m'y intégrer. J'étais un ermite qui admirait le monde et l'aimait pour ce qu'il voyait. La bonté, la générosité et le partage m'ont aidé à tout surmonter.
J'avais commis un meurtre et j'avais fui. Qui pouvait me soupçonner ? Son cœur avait simplement cessé de battre. Et j'ai vécu l'enfer, la solitude. J'ai connu le blâme et la honte. Je traîne la culpabilité et ne peux laver le sang qui tâche mes mains. J'étais un monstre qui ne pouvait connaître la paix.
Et malgré toutes ces épreuves... je souriais. Savez-vous pourquoi ? J'étais heureux.
Aujourd'hui, c'est une vie à l'école Sainte-Catherine. C'est l'échange de mon savoir et de ma passion contre la prospérité des pégases à laquelle j'ai contribué. C'est une cabane de pierre et de bois à l'orée de la forêt. C'est un monde de partage et de communication. Il brille et m'enflamme le cœur de toute sa beauté. C'est aussi un monde de solitude et de silence. Une école dans laquelle je ne mets jamais les pieds. Mais ce sacrifice n'est rien face au bonheur.
Je suis garde-chasse et professeur en zoologie et éthologie. Des cours en extérieur, facultatifs, que beaucoup apprécient de suivre.
Malgré toutes les épreuves... oui, je souriais.
Nous avions un rêve. Et je l'ai accompli.
J'ai quatorze ans et c'est mon anniversaire. Je suis dans une barque au beau milieu d'un étang. Le soleil n'est pas très haut, nous contemplons son couché. Il fait frais, mais pas froid. Nous nous sentons tellement bien. Allongés côte à côte, nous cherchons les premières étoiles qui naissent dans le crépuscule. Je sens son parfum boisé. Il me suit depuis ce matin, mais son effet ne dépérit pas. Il me donne des vertiges, me fait tourner la tête. C'est agréable. Je sens mon cœur battre si fort qu'il fracasse le bois contre lequel je suis allongé. J'aimerais l'embrasser encore mais je n'ose pas bouger. Nous nous sentons merveilleusement bien. J'ai sa main dans ma main, sa jambe contre ma jambe, sa tête contre mon torse. Nous entendons le silence nous envelopper. Ci et là les clapotis des poissons s'apaisent et nous laissent rêver.
- Eh... souffla-t-elle contre mon cœur fou. Tu voudras faire quoi, plus tard ?
- Je sais pas... J'y ai jamais réfléchi. Tu as une idée ?
- Pas agriculteur en tout cas !
- Sûrement pas agriculteur ! renchéris-je.
- Tant qu'on a des animaux...
- On...
- Oui... on...
- Ça sonne comme... un rêve...
Un nouveau silence. Elle remonte son visage pour surplomber le mien. Nos lèvres ne sont séparées que de quelques centimètres. Je sens son souffle. Elle respire fort, elle aussi. Et je sens son cœur. Il bat aussi vite que le mien. Son sourire est radieux.
- Tu es belle, lui répété-je bêtement.
- Ça alors... tu es le premier à me le dire. Dommage que tu me l'ais déjà dit ce matin... me taquine-t-elle à nouveau, le bout de son nez chatouillant le mien.
- Mais c'était... il y a une éternité ! Voire deux !
- Et ce midi, quand on est rentrés manger...
- Même la sauce tomate sur la joue, ça te va bien...
- Et cet après-midi, dans le champ...
- Tu es belle tout le temps, qu'est-ce que j'y peux ?
- Je venais de tomber dans le fumier !
- Tout le temps, te dis-je !
Elle me tape gentiment le torse pour que je cesse mes moqueries. Nous rigolons et nous embrassons. Ses lèvres sont d'une douceur infinie. Elle y glisse encore plein de mots qu'elle veut encore me dire et qu'elle ne sait pas formuler. Je lâche sa main et caresse ses cheveux d'or, platinés par les premiers éclats de lune.
- Encore une journée passée dans cette barque...
- Encore une journée à ne rien faire...
- On a fait des choses ! On a... parlé...
- Encore une journée à ne rien faire !
- Bon d'accord, c'est presque vrai.
- Mais elle est déjà terminée...Une journée de moins...
- Et tu sais ce qu'il y a de génial à ça ?
- Il nous en reste encore des milliers à passer.
- Il nous en reste encore des milliers à passer.