« Tanguy ? C’est qui ça ? »
« C’est un film. Un gars qui veut pas partir de chez ses parents alors qu’il a la trentaine. C’est sorti en 2001, tu ne devais pas être né. »

Tu souris.
« Ça va ? Tu vis bien ton coup de vieux ? »
Non.
Tu avais complètement oublié que cet enfant a l’âge de ce film, et tu ne pensais pas qu’il ne comprendrait pas la référence. Tu sens que lorsque la trentaine arrivera vraiment, tu te prendras la crise de plein fouet. Et c’est dans pas longtemps. Tu n’es pas vraiment pressée, il faut dire.

« On est plus que quatre en plus de mes parents, mais bon, les frangins et leurs familles sont toujours fourrés chez nous dès qu'ils ont rien a faire. On est très... Très famille... »

Tu ne peux pas t’empêcher de compatir. Toi-même, tu ne supporterais pas longtemps de voir ta famille tous les deux jours, et lorsqu’une de tes visites s’éternise un peu trop, il n’est pas rare que ça finisse par partir en vrille entre tes parents et toi. Comme ce fut toujours plus ou moins le cas… Tu n’es pas très famille, il faut dire. Tu les aimes bien, mais passer trop de temps avec devient rapidement insupportable à tes yeux.

« Vais faire des efforts pour venir moins souvent... Du moins le samedi au moins, et pas exprès. Pour le reste, je saurai pas trop vous promettre de venir moins souvent en cas de.... Coup de panique.... Mais j'essayerais. »

Eh bien… Si tu t’y attendais… Si tu t’y attendais, tu aurais tapé la discut’ avec ce gamin bien plus tôt ! S’il suffisait de ça pour qu’il se décide à faire des efforts, tu n’aurais pas hésité une seconde. Mais tu souris quand même. Malgré le fait que Blake soit…
« Blake. »
Tu n’aurais pas mieux dit. Malgré le fait que Blake soit Blake, il peut devenir sympathique quand il s’y met. Voire même attachant. C’est dommage que son manque flagrant de confiance en lui le rende particulièrement insupportable.

« Tu sais… Tu pourras toujours venir en cas de “coup de panique“ ou si tu as besoin de discuter. Sinon, je ne servirais pas à grand-chose. »

Tu te lèves de ta chaise, replaces correctement ta baguette dans ton jean. Puis tu lui tends le verre d’eau grésillant posé sur la table de chevet plus tôt. Le cachet contre la fièvre a fini de se dissoudre depuis bien longtemps, il serait temps qu’il le boive, que tu l’aies pas utilisé pour un rien. Même si les cachets effervescents t’écœurent tout particulièrement, tu as toujours eu peur d’avaler une gélule ou une pilule de travers, si bien que tu n’en utilises jamais. Etant jeune, tu écrasais même les pilules dans tes compotes pour pouvoir les prendre, c’est dire à quel point tu étais ridicule.

« Tiens. Prends ça et repose-toi. Tu as de la fièvre après tout. Je te ferai une dispense dans la matinée. Moi, j’ai du boulot : si tu entends du bruit, c’est que je fais l’inventaire. »

« Nope je suis né l'année suivante... Faudra que je le vois ce film un de ces jours... Pourtant les meilleurs films sont plus vieux que moi. Et surement beaucoup, beaucoup, plus vieux que vous. Ah, dans votre film, il n'y a pas de scène de bagarre pas vrai? »

Tu réfléchis… Tu n’en vois pas, mais il est vrai que les parents qui tentent de virer leur enfant de chez eux en le tuant presque, ce ne serait pas très encourageant à regarder pour Blake. Tu te souviens d’une scène qui t’avait particulièrement marquée : celle où les parents démontent trois vis du pas de la porte de la salle de bain et où on attend pendant toute une scène que Tanguy tombe dessus. Parce qu’on sait qu’il va tomber dessus, et tu en avais mal d’avance rien qu’en y pensant.

« Non, pas que je sache. Mais des fois, ça peut être assez cruel. Ce n’est pas un film que je conseille particulièrement »

En vérité, tu n’as vu ce film qu’une seule et unique fois et tu as toujours refusé de le revoir : tu ne l’as jamais aimé.

Tu tends le médicament à Blake. Une fois ce dernier avalé, tu décides de le laisser se reposer pour le reste de la matinée. De toute façon, tu as du travail. Une fois revenue à ton bureau, tu lui fais en premier lieu sa dispense pour la matinée et pour le sport. Cause : fièvre (38°) et fatigue. Tu finis tout de même par te demander s’il ne vaudrait mieux pas pour lui qu’il prévienne le professeur qui lui fait sport. Tu hausses les épaules. Si Blake n’a pas envie de mettre les autres professeurs au courant, il n’a pas à le faire. Et ce n’est pas toi qui iras leur dire.

La matinée passe lentement. L’inventaire est rapidement terminé, de même que la tablette de chocolat que tu grignotes toujours en le faisant. Quelques élèves passent, mais il ne s’agit de rien de grave, si bien que tu n’es pas obligée de te déplacer jusqu’au terrain de sport aujourd’hui. Lorsqu’un élève est alité et que tu dois quitter l’infirmerie, il n’est pas rare qu’Epsilon reste pour surveiller la boutique et prévenir de ton retour prochain si quelqu’un arrive. Mais ce ne fut nécessaire ce matin.

Lorsque Blake revient vers toi, avec les yeux pas encore tout à fait en face des trous, tu fignoles tout juste une demande au directeur afin que tu puisses ouvrir une classe pour apprendre aux élèves ou professeurs qui le souhaitent les premiers secours. Voilà un petit quelque chose auquel tu pensais depuis quelques temps. Sans que ce soit officiel, un tel apprentissage peut toujours être utile en cas de besoin. Absorbée dans ta lettre, tu ne vois pas ton patient revenir vers toi, si bien que tu sursautes légèrement lorsque celui-ci se met à te parler.

« Au fait... Merci pour la conversation. C'était sympa de discuter avec vous, ça fait du bien au moral ! »

Tu le regardes. Apparemment, il a dormi quelques heures, tout au plus. Le plus important, c’est qu’il a tout de même l’air d’aller bien mieux.

« T’en fais pas, je suis là pour ça. Tiens, voilà ton papier. A donner au professeur lors du prochain cours, même si je me doute que tu les accumules dans un coin de ta chambre. »

S’il n’est jamais allé au cours de sport, il n’a jamais pu donner ses dispenses au professeur, n’est-ce pas ? Elles doivent bien trainer quelque part, en espérant que ce ne soit pas dans la poubelle. Sinon, il n’aurait plus rien pour justifier ses absences. Te voilà d’ailleurs en train de l’imaginer arriver au prochain cours de sport, avec une montagne de papiers présentant ta signature. Un petit sourire amusé apparait sur ton visage.

« N’oublie pas de te reposer ce week-end. Ça va peut-être mieux, mais tu n’es pas totalement guéri pour autant. »

Tu signes ta lettre en te demandant si tu ne ferais pas mieux de signer d’une simple croix tant ton écriture est immonde.

« Et  n’hésite pas à revenir si tu as besoin de parler, la porte est ouverte. »