Choisis ta vie, Clara. Choisis ton orientation, ton futur boulot. Choisis ta voiture et une grande maison. Choisis ton futur mari, une famille à fonder. Choisis d'être riche, d'ignorer les pauvres. De mépriser les autres, de leur tourner le dos. Haïr les Sorciers et cracher sur leurs noms. Choisis un nouveau manteau, et un outil de torture. Choisis ton vernis à ongles, et la veine à tailler. Ton repas du soir, et ton dessert pour la nuit. Choisis ta façon de vivre, ou plutôt ta façon de crever. Choisis de te détester ou de t'aimer. Tu choisis. La grande Magicienne, ou la petite défoncée. Choisis ta vie.

J'ai choisi de pas choisir la vie, j'ai choisi autre chose. Les raisons ? Y'a pas de raison. On n'a pas besoin de raison quand on a l'héroïne. Si un film m'a appris quelque chose, c'est bien cette putain de philosophie.

Face à son miroir, elle émergeait lentement de son dernier trip. Les meilleurs moments de sa vie ne se passaient pas sur cette foutue planète. Ses yeux aux paupières lourdes larmoyaient et ses cernes traçaient sur son visage l'image même du pitoyable. Ses cheveux, sa seule piètre fierté, étaient retenus en un chignon déstructuré au sommet de son crâne. Celui-là même dans lequel une procession martelant des tambours semblait se promener infiniment. Les mains fermement agrippées au lavabo, elle se maintenait debout par la seule force de ses frêles bras. Elle n'osait pas bouger. Le monde tout autour s'occupait de bouger tout seul. Les murs suintaient d'un liquide âpre et nauséabond. A moins que ce ne fut l'odeur du repas qu'elle avait rendu dans l'évier. Ses yeux fous tentaient vainement de se concentrer sur ce visage perlé de transpiration. Penser à autre chose. Ça ne servait à rien de gerber plus.

D'un mouvement qui lui parut être le plus difficile de sa misérable vie, elle saisit la fiole posée devant elle et en ingurgita le contenu, ravala tout ce qui tenta de ressortir et fit un pas vers la douche. De longues, trop longues minutes plus tard, une fois dans la cabine, Clara s'écroula au sol en allumant le débit d'eau. Cette fresque pittoresque d'une jeune femme nue incapable du moindre effort, au teint cireux et au corps tremblant, parfois même pris de soubresaut, se dessinait dans son esprit aussi clairement qu'elle le pouvait. Cela la fit sourire.

T'es ridicule, putain. Mais à une place toute méritée. Toute recroquevillée, allongée par terre comme la pauvre chienne que tu es. T'as de la chance, la potion fera vite effet. En attendant, j'veux juste roupiller... Mais si j'pouvais ne pas me réveiller...

Elle revint à elle quelques temps plus tard, tandis qu'une eau froide continuait d'arroser la plante fanée qu'elle était. Malgré un goût acide de bile sur la langue, Clara se sentait renaître, comme il était coutume. La fatigue la quittait et la défonce n'était plus qu'un lointain souvenir. Vers lequel elle allait revenir en courant sous trop peu de temps. Après une douche correcte, elle put admirer le changement dans le miroir. Ses cernes s'étaient grandement adoucies et son teint retrouvait cette toute proche perfection. Sa crinière gouttait dans son dos.

C'est parti, morue. J'vais te transformer en merveille.

Elle déambulait dans les couloirs quelques trente minutes plus tard. La tête droite, l'air supérieur, son maquillage discret ne faisait que rendre justice à sa prestance. Sa robe noire, évasée depuis la taille, faisait courir le long de sa gorge, ses épaules et ses bras, une dentelle finement travaillée, et dont la simple vue suffisait à estimer la qualité de l'ouvrage. Il s'agissait d'un travail artisanal minutieux et sans aucun doute onéreux. Rassemblés d'un même côté, ses cheveux tombaient tous ensemble par-dessus l'épaule en une cascade d'or scintillant. Sur son front, un diadème d'or blanc aux motifs floraux et à son oreille, une multitude d'ornements de la même facture. A ses pieds, les talons de ses bottines de cuir claquaient contre la pierre alors qu'elle avançait comme une reine parmi la foule.

Elle avait rendez-vous.

Des représentants de Grandes Familles, il y en avait partout dans cette école. Mais aucune n'était mieux représentait que celle avec qui on la contraignait à forger une alliance – de quelque nature que ce fut – dans le but d'asseoir progressivement la supériorité des Magiciens sur les Sorciers. Un professeur de la trempe d'Al Nuaimi pouvait en effet s'avérer précieuse dans cette quête. Celle pour laquelle Clara n'avait aucune aspiration. Celle qu'elle fomentait par obligation, non par conviction. Ce qui expliquait la présence de son redoutable familier à son côté. Gomorrhe avançait sans daigner poser le moindre regard sur un élève. Sa mission le rendait plus nécessaire que n'importe lequel de cette vermine. C'était lui, comme toujours, qui avait tout organisé. Le rendez-vous, la tenue, cette volonté de s'imposer à cette femme par leur seule présence.

A travers les fenêtres, les derniers rayons de soleil diffusaient la lumière rougeâtre d'un crépuscule menaçant. L'air frais du soir frémissait toutefois d'une certaine effervescence, celle de la fin de semaine approchant. Toute l'école se dirigeait vers la Grande Salle pour dîner. Cela laissait à ce rendez-vous la possibilité de s'étendre sans être trop importuné.

Un nœud dans les entrailles, Clara resta là, devant l'entrée de l'aile du personnel, attendant qu'on vienne la quérir. Elle connaissait son professeur certes, mais seulement en tant que professeur. Une pimbêche sévère qui ne se privait pas de punir ses élèves par un sortilège. Ce que Clara craignait le plus, chez elle, c'était la personne qu'elle était en dehors. Celle qu'elle s'apprêtait à rencontrer.

Celle qu'elle détestait déjà, et avec qui elle devait sympathiser.